Censure du magazine Challenges, une décision maladroite

Nous avions relayé l’information provenant du Monde sur la « censure » du magasine Challenges qui s’est vu interdire par le Tribunal de commerce de Paris la publication d’une information, au motif qu’elle aurait été couverte par le secret des affaires.

Nous venons de recevoir cette décision que vous trouverez ci-dessous. Le nom de la société ayant assignée Challenges n’est bien sur pas « Enseigne « ….

Cette décision apparaît particulièrement maladroite quelques mois avant la date de transposition de la directive secret des affaires qui rappelle avec force et vigueur que le droit à l’information prime sur le secret des affaires (voir notre livre le secret des affaires).

« TRIBUNAL DE COMMERCE DE PARIS ORDONNANCE DE REFERE PRONONCEE LE LUNDI 22/01/2018 PAR M…., PRESIDENT,

Les sociétés ENSEIGNE INVESTISSEMENT, ENSEIGNE DEVELOPPEMENT et ENSEIGNE HOLDING, aux termes d’une ordonnance rendue par M. le président de ce tribunal en date du 12 janvier 2018, les autorisant en application des dispositions de l’article 485 CPC à assigner en référé d’heure à heure pour l’audience de ce jour, nous demande par acte du 12 janvier 2018, et pour les motifs énoncés en leur requête de :

Vu 10, § 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales,

Vu l’article L. 611-15 du Code de commerce,

Vu l’article 873, alinéa 1 er du Code de commerce,

D’ordonner à la société Les Editions Croque Futur de retirer du site Internet du magazine Challenges l’article du 10 janvier 2018 intitulé « Exclusif: Enseigne serait placé sous mandat ad hoc », sous astreinte de 50.000 euros par jour de retard, et de lui ordonner, sous la même astreinte, de justifier avoir sollicité le retrait du référencement de l’article litigieux aux moteurs de recherches en ligne ;

Faire injonction à la société Les Editions Croque Futur de ne publier aucune nouvelle information concernant une procédure de prévention des difficultés des entreprises concernant le groupe ENSEIGNE, sous astreinte de 50.000 euros par infraction constatée ;

Se réserver le pouvoir de liquider les astreintes ;

Condamner la société Les Editions Croque Futur à payer aux requérantes la somme de 20.000 euros au titre de l’article 700 du Code de procédure civile ;

Condamner la société Les Editions Croque Futur aux entiers dépens.

A l’audience du 16 janvier 2018, le conseil de la SNC LES EDITIONS CROQUE FUTUR dépose des conclusions dans lesquelles il nous demande de :

Vu l’article 10 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme,

Vu l’article 873 alinéa 1″ du Code de Procédure Civile,

Vu l’article L.611-15 du Code de Commerce,

Déclarer recevable et bien fondée la SNC LES EDITIONS CROQUE FUTUR en ses présentes écritures,

Y faisant droit,

Constater que la publication litigieuse a poursuivi un but d’information du public sur un sujet d’intérêt général,

En conséquence,

Constater que l’atteinte alléguée aux droits dont prétend bénéficier la SNC

ENSEIGNE INVESTISSEMENT, la SAS ENSEIGNE DEVELOPPEMENT et la SA ENSEIGNE HOLDING n’est pas caractérisée,

Constater l’absence de trouble manifestement illicite et de dommage imminent,

Débouter la SNC ENSEIGNE INVESTISSEMENT, la SAS ENSEIGNE

DEVELOPPEMENT et la SA ENSEIGNE HOLDING de l’ensemble de leurs demandes, fins et prétentions,

Reconventionnellement,

Condamner solidairement la SNC ENSEIGNE INVESTISSEMENT, la SAS
ENSEIGNE DEVELOPPEMENT et la SA ENSEIGNE HOLDING à payer à la SNC
LES EDITIONS CROQUE FUTUR la somme de 3.000 euros en application des dispositions de l’article 700 du Code de Procédure Civile,

Condamner solidairement la SNC ENSEIGNE INVESTISSEMENT, la SAS ENSEIGNE DEVELOPPEMENT et la SA ENSEIGNE HOLDING aux entiers dépens.

Après avoir entendu les Conseils des parties en leurs explications et observations, nous avons remis le prononcé de notre ordonnance, par mise à disposition au greffe, le lundi 22 janvier 2018 à 16h00.

Sur ce,

Sur la demande principale,

Nous relevons que l’article dont grief est litigieux en ce qu’il informe les lecteurs du magazine challenge et plus généralement tout internaute que « ENSEIGNE serait placé sous mandat ad hoc » ; que cette information dont la défenderesse prétend qu’elle « constitue une information du public sur un sujet d’intérêt général » apparaît cependant relever d’une restriction à liberté d’information prévue par la loi selon l’article L.611-15 du Code de commerce qui édicte que « toute personne qui est appelée à la procédure de conciliation ou à un mandat ad hoc ou qui, par ses fonctions, en a connaissance est tenue à la confidentialité » ;

Nous relevons que la défenderesse au visa des mêmes textes insiste sur son droit à l’information du public et que toute décision contraire serait une censure illicite en démocratie ; que de plus la Cour de Cassation a fait mauvaise interprétation de la volonté du législateur, dans une affaire similaire (pièces 10 à 12 en demande), en rendant opposables à un organe de presse les dispositions de l’article L.611-15 du Code de commerce alors que les parties qui y sont visées sont limitativement énumérées et qu’il est constant que ces dispositions ne lui sont donc pas opposables ;

Nous relevons que s’agissant de l’information litigieuse, il est rapporté qu’aucun autre support d’information écrite n’a relayé ou révélé le fait que la société ENSEIGNE serait placée sous mandat ad hoc ; que seuls quelques sites d’information sur Internet auraient par contre relayé l’information diffusée par Challenges qui aurait par ailleurs cherché à donner un grand retentissement à cette information en diffusant un communiqué de presse officiel auprès de l’AFP ; que toutefois il sera relevé que parmi les très nombreux journaux, radios, télévisions et magazines d’information, les rédactions ont manifestement choisi de ne pas relayer cette information, ce qui démontre que la confidentialité de son contenu était reconnue par ces opérateurs ;

Nous relevons qu’il est constant que la violation de la révélation de l’information litigieuse a été opérée par une partie directement visée à l’article L611-15 du code de commerce ; qu’il convient cependant de s’interroger si cette information pouvait connaitre une plus large diffusion auprès du public par l’intermédiaire de la défenderesse sans violer la loi ;

Nous retenons à cet effet que la chambre commerciale de la Cour de Cassation a dans une affaire similaire dit : « Qu’il résulte de l’article 10, §2, de la CEDH que des restrictions peuvent être apportées par la loi à la liberté d’expression, dans la mesure de ce qui est nécessaire dans une société démocratique pour protéger les droits d’autrui et empêcher la divulgation d’informations confidentielles tant par la personne soumise à un devoir de confidentialité que par un tiers :

– que tel est le cas des informations relatives aux procédures visées à l’article L.611­15 du code de commerce.

– que le caractère confidentiel des procédures de prévention des difficultés des entreprises, imposé par l’article L.611-15 du Code de commerce pour protéger notamment les droits et libertés des entreprises recourant à ces procédures, fait obstacle à leur diffusion par voies de presse, à moins qu’elle ne contribue à la nécessité d’informer le public sur une question d’intérêt général.

Que la diffusion d’informations relatives à une procédure de prévention des difficultés des entreprises, couverte par la confidentialité, sans qu’il soit établi qu’elles contribuent à l’information légitime du public sur un débat d’intérêt général, constitue à elle seule un trouble manifestement illicite.  » ;

Nous retenons que la défenderesse n’établit par aucune pièce, ni argument pertinent que l’information litigieuse contribuait à la nécessaire information du public sur une question d’intérêt général ;

Nous dirons en conséquence que l’information litigieuse est bien légitimement couverte par la confidentialité et qu’elle ne pouvait être divulguée à la connaissance de tiers par la défenderesse, fussent-ils non dénommés expressément à l’article L.611-15 du Code de commerce, sans porter atteinte aux droits des demanderesses ;

S’agissant de la mesure d’interdiction,

Nous sommes saisis sur le fondement de l’article 873 alinéa 1 du Code de procédure civile qui édicte que le président peut, dans les mêmes limites que celles dévolues au tribunal, et même en présence d’une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite ;

Par les motifs relevés ci-avant, le trouble manifestement illicite s’infère automatiquement de la violation de la loi par la défenderesse au préjudice des demanderesses ; que les faits n’étant pas contestés par la défenderesse il sera fait droit à la mesure d’interdiction sur ce fondement ;

S’agissant du dommage imminent, les demanderesses allèguent avec raison que la révélation de la procédure de mandat ad hoc, sous l’égide d’un administrateur judiciaire nommé par le président du tribunal de commerce de MEAUX (pièce 1 demande) est bien de nature à porter atteinte à l’équilibre économique des sociétés ENSEIGNE ; qu’il ne peut etre contesté que dans le monde des affaires, la révélation de difficultés économiques, fussent-elles passagères, est de nature à porter atteinte, si ce n’est à l’image même de l’opérateur économique concerné, en tous cas à sa solvabilité à l’égard des tiers (clients, fournisseurs et concurrents) ; qu’il ne saurait être contesté que les créanciers non parties à la procédure, en craignant pour le paiement de leurs créances non échues, suppriment tout crédit à venir, compromettant ainsi de façon irrémédiable l’équilibre économique de la société par l’accroissement de son besoin en fonds de roulement , dans des proportions qui pourraient l’amener à ne plus pouvoir faire face à son passif exigible avec son actif disponible et ce à très court terme ;

Que l’équilibre économique résulte également du maintien de l’emploi et que toute atteinte à ce principe est de nature à causer un dommage imminent à la société et à son personnel in fine qui doit être évité ; que tel est le sens de la loi de prévention des difficultés des entreprises à laquelle la justice économique consulaire est très attachée;

Nous retenons ainsi qu’en révélant l’information litigieuse, la défenderesse étant parfaitement informée par les messages puis la mise en demeure des demanderesses, de la violation des dispositions de l’article L.611-15 du Code de commerce, a porté atteinte aux sociétés ENSEIGNE dont l’objet de la procédure de prévention des difficultés n’est pas de les y précipiter de manière irréversible ;

En conséquence, nous dirons que l’information litigieuse ne serait revêtir le caractère d’une information du public sur un sujet d’intérêt général, étant rappelé que le magazine challenge s’adresse à un public averti du monde des affaires et de l’économie, ce qui est démontré par l’absence de diffusion de cette information dans la presse télévisuelle, radiophonique et écrite qui s’adressent elles au plus large des publics ; que la défenderesse ne justifie aucunement avoir « poursuivi un but d’information du public sur un sujet d’intérêt général » ;

Nous ferons donc droit à la demande de retrait de l’information litigieuse du site intemet de la défenderesse dans les termes de la demande tel qu’énoncé dans le dispositif de la présente ordonnance.

Sur la demande visant le référencement de l’article litigieux,

Nous relevons que les demanderesses nous demandent d’ordonner, sous la même astreinte, de « justifier avoir sollicité » le retrait du référencement de l’article litigieux « aux moteurs de recherches en ligne » ;

Nous relevons que les demanderesses ne précisent pas le ou les destinataires identifiables de l’obligation qu’elles revendiquent ;

Nous relevons que le référencement sur les moteurs de recherche en ligne est généré par l’emploi de mots clés contenu dans les textes publiés par tout annonceur sur Internet ; que les moteurs de recherches fonctionnent selon un algorithme déterminé par lesdits moteurs de recherche, qui peut être renforcé par l’achat de mots clés payants « adwords » ;

Nous retenons qu’il n’est pas justifié que la défenderesse ait acquis des mots clés pour attirer les internautes vers un article de son site internet, comprenant des informations confidentielles portant atteinte aux droits de ENSEIGNE ;

Nous retenons que les parties ne nous fournissent aucun élément précis permettant au juge des référés, juge de l’évidence, de se prononcer en la matière ;

Nous retenons de plus que le référencement est contrôlé in fine par les moteurs de recherche dont aucune entité juridique n’a été attraite à la cause ;

En conséquence, nous rejetterons cette demande formée de ce chef. Sur la demande visant une éventuelle publication à venir,

Nous relevons que les demanderesses sollicitent que nous fassions injonction à la société Les Editions Croque Futur de ne publier aucune nouvelle information concernant une procédure de prévention des difficultés des entreprises concernant le groupe ENSEIGNE, sous astreinte de 50.000 euros par infraction constatée ;

[TRIBUNAL DE COMMERCE DE PARIS N° RG: 2018001979  ORDONNANCE DU LUNDI 22/01/2018] Nous retenons que cette demande s’inscrit dans la continuité des motifs de notre décision sur la demande principale ; qu’elle est strictement limitée à l’information relative à « une procédure de prévention des difficultés des entreprises concernant le groupe ENSEIGNE » ;

Nous retenons qu’au visa des textes visés supra il conviendra de faire droit à cette demande sous astreinte de 10.000 euros par infraction constatée, déboutant pour le surplus ;

En conséquence, nous ferons interdiction à la société Les Editions Croque Futur de ne publier aucune information concernant une procédure de prévention des difficultés des entreprises, concernant le groupe ENSEIGNE, et ce sur quelque support d’information que ce soit.

Sur la liquidation d’astreinte,

Nous relevons que les demanderesses nous demandent de conserver la liquidation des astreintes ;

Nous retenons qu’il apparaît d’une bonne administration de la justice de nous réserver la liquidation des astreintes ordonnées dans la présente ordonnance et qui viendraient à s’appliquer ;

En conséquence, nous ferons droit à la présente demande. Sur l’article 700 du Code de procédure civile,

Les demanderesses ayant engagé des frais irrépétibles non compris dans les dépens pour faire valoir leurs droits, il parait équitable, compte tenu des éléments fournis, d’allouer aux demanderesses une somme globale de 12.000 euros, soit 4.000 euros chacune, en application de l’article 700 du Code de procédure civile, déboutons pour le surplus ;

La défenderesse succombant sera déboutée de sa demande formée de ce chef. Sur les dépens,

La société Les Editions Croque Futur succombant elle sera condamnée aux entiers dépens dont les frais d’Huissiers engagés pour et dans le cadre de la présente instance.

Par ces motifs

Statuant par ordonnance contradictoire en premier ressort, Vu l’article 873, alinéa 1er du Code de commerce,

Ordonnons à la société Les Editions Croque Futur de retirer de son site internet l’article du 10 janvier 2018 intitulé « Exclusif: ENSEIGNE serait placé sous mandat ad hoc », et ce sous astreinte de 10.000 euros par jour de retard, passé le délai de 2 jours à compter du prononcé de la présente décision, astreinte limitée à 60 jours, délai au-delà duquel il pourra à nouveau être fait droit,

Interdisons à la société Les Editions Croque Futur de publier quelque article que ce soit relatif à une procédure de prévention concernant le groupe ENSEIGNE, sous astreinte de 10.000 euros par infraction constatée, à compter du prononcé de la présente décision,

Nous réservons la liquidation de l’astreinte,

Condamnons la société Les Editions Croque Futur à payer aux requérantes la somme de 4,000 euros chacune, au titre de l’article 700 du Code de procédure civile,

Déboutons la défenderesse de sa demande reconventionnelle,

Condamnons en outre la SNC LES EDITIONS CROQUE FUTUR aux entiers dépens dont ceux de la présente instance, à recouvrer par le greffe liquidés à la somme de 84,00 € TTC dont 13,79 de TVA.

La présente décision est de plein droit exécutoire par provision en application de l’article 489 CPC. «  »

Publié le 14 février 2018 par Thibault du Manoir de Juaye, avocat à la Cour, spécialisé en intelligence économique et en droit de la sécurité privée.

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Courriel : juaye@france-lex.com
Téléphone au 01 40 06 92 00 (8h-20h en semaine – 8h-13h le samedi).

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